1.5 - Bonheur et faiblesse
La bonne nouvelle, c'est que ma grossesse ne m'a pas empêchée d'améliorer mon niveau de pêche.
Elle ne m'a pas non plus empêchée de me rendre au travail et de décrocher ma deuxième promotion. Pour être honnête, ce n'est pas au mérite que je l'ai obtenue mais plutôt à mon état et aux angoisses qu'il suscitait chez mon employeur ; être chercheuse de scène ouverte nécessite de se déplacer à longueur de journée et, fatalement, je finissais sur les rotules. Mon patron craignait que ma fatigue ne se répercute sur ma grossesse et ne provoque un fâcheux incident dont on aurait pu le tenir pour responsable. Donc, pour se protéger plus que par compassion, il a décidé de m'attribuer un poste d'humoriste quand bien même je ne ferais rire personne. C'est terrible, évidemment, mais mes protestations n'ont pas été entendues. Inutile de préciser que mes prestations sont fort peu demandées et que, par conséquent, mon rythme de travail demeure plutôt... léger, disons. N'empêche qu'entre ma prime et mon salaire, j'ai enfin pu faire appel à B. Nature pour ériger une maisonnette !
J'ai donc l'incommensurable plaisir de dormir dans un vrai lit, sous un toit, entre quatre murs. Nette amélioration, n'est-ce pas ?
Je me suis même payé le luxe d'avoir une pièce à vivre séparée de ma chambre. Par contre, le gros-oeuvre ayant sérieusement entamé mes maigres économies, j'ai bien sûr dû me contenter d'un ameublement basique et de qualité plutôt discutable.
Mais au moins, finies les séances d'exhibitionnisme, bonjour les douches dans une salle de bains sans sol ni tapisserie ni éclairage !
Finis aussi les repas sur-le-pouce, yaourt et autres céréales à toute heure de la journée, place aux vrais repas savamment préparés par mes soins ! Enfin, savamment... Vous me comprenez.
Pour résumer, donc, la bonne nouvelle, c'est que malgré quelques maux de dos en fin de journée (c'est que ça pèse lourd, ces petites choses dans le ventre, même au second trimestre), ma grossesse n'a pas été un obstacle à l'amélioration de mes conditions de vie, loin de là. De toute façon, il aurait été hors de question d'accueillir mon bébé dans les conditions précaires de mon installation.
La mauvaise nouvelle, en revanche, c'est que Don s'est volatilisé tout le temps que j'ai porté son enfant. Que voulez-vous ? Une partie de moi s'y attendait, l'autre avait entretenu un maigre espoir... Et pour être honnête, c'est pour le bébé que cette situation me travaillait le plus. Moi, je n'étais pas amoureuse. C'est peut-être triste à dire, et même pas très glorieux, mais c'est ce que j'ai réalisé après quelques mois sans nouvelles de lui. Notre relation avait ses bons côtés mais nous étions si différents... Trop, sans doute. Mais mon bébé, comment le vivrait-il ? Serais-je assez pour lui ? J'ai eu beau essayer de rester optimiste, je n'arrivais pas à m'ôter ces questions de la tête.
Malgré tout, je n'ai pas été complètement seule puisque, contre toute attente, Makoa s'est montré très présent et incroyablement soucieux de mon bien-être. Inutile de préciser qu'il ne s'est rien passé entre nous, mais notre amitié s'en est trouvée fortement grandie. Le comportement de Don l'a dégoûté mais pas surpris, et il a eu la courtoisie de ne pas enfoncer le couteau dans la plaie à coups de "je te l'avais dit", "mais où avais-tu donc la tête" et autres remarques bien inutiles, quoique justifiées.
"Wow, ça tape là-dedans !"
"T'as vu ça, un peu ? Et encore, là c'est gentillet, tu verrais le soir... On dirait qu'il réaménage tout l'espace ! Pour s'endormir c'est une épreuve."
L'expression de son visage s'est assombrie comme elle le faisait toujours.
"Toujours pas de nouvelles de... ?"
C'était devenu la question habituelle, et ma réponse restait toujours la même.
"Toujours pas, écoute, j'ai arrêté de croire qu'il le fera. Tant pis, j'imagine ?"
"Quel nul. Bon, je me répète mais n'hésite vraiment pas à m'appeler si t'as besoin de quoi que ce soit, d'accord ? Aucune femme dans ton état ne devrait..."
"Hah, mon 'état' ! Ca va, eh, j'suis pas malade. Je peux me débrouiller."
"Tu vois ce que je veux dire, Alma. A ton stade le bébé peut arriver n'importe quand et tu dois être morte de fatigue en gérant tout toute seule."
Il marquait un point. Entre le jardin, le travail, mes répétitions de guitare et l'entretien -quoique minime- de ma maison, je me retrouvais chaque soir au bord de l'épuisement. Mais c'est pas comme si j'avais le choix, si ?
Rendue à mon troisième trimestre, j'étais clairement devenue un poids pour mon patron (sans jeu de mots). Ma vessie ne coopérait plus, j'avais faim en permanence, mal au dos, mal partout, et je ne faisais décidément plus rire personne. Plus d'une fois il m'a suggéré de prendre mes congés maternité et, quand je dis suggéré, je veux dire qu'il m'aurait forcée s'il avait pu, mais rien à faire, c'était hors de question. A ce stade, le moindre Flouz comptait.
Et un beau jour, alors que j'attendais mon bébé d'un instant à l'autre... Qui ai-je aperçu devant ma porte ? Don Lothario, messieurs dames, en personne ! La bouche en coeur, sans prévenir, il a finalement décidé de se manifester après plus de huit mois sans la moindre nouvelle. Je m'y étais préparée tellement de fois ! Dans ma tête, j'agissais toujours dignement, je me montrais incroyablement mature, raisonnable et raisonnée, très magnanime, vous voyez le genre. Mais à ce stade je n'y croyais tellement plus que cette visite inopinée, ajoutée à mon cocktails d'hormones, a vite fait éclater tous les petits scénarii que je m'étais imaginés.
Je lui ai foncé dessus comme une furie sans même lui laisser le temps de caler le plus petit "bonjour", "pardon", "hey", "salut la compagnie".
"Ugh, TOI ! QU'EST-CE que tu fais ICI, hein, qu'est-ce que tu veux ?!"
"Alma, je..."
"TAIS-TOI ! Quand je pense que je porte ton ENFANT, QUAND JE PENSE QUE... JE... Je... Je reviens !"
Au départ, j'ai cru qu'il s'agissait simplement de contractions dues à la colère mais que nenni, cet abruti de Don, par sa simple apparition, avait déclenché le travail ! J'allais accoucher ! Une fois passées les premières minutes (et le premier vent de panique), je suis ressortie aussi dignement que possible (si tant est qu'on puisse se montrer digne en soufflant comme un phoque) et ai ordonné à Don de me déposer à l'hôpital tout en lui interdisant formellement d'assister à la naissance de son bébé. Ok, c'était sans doute un peu cruel, mais j'avais vécu toute ma grossesse seule et j'étais déterminée à la finir comme je l'avais commencée. Je n'avais pas besoin de lui. Je n'avais besoin de personne.
Après m'avoir injecté de quoi supporter la douleur, on m'a installée dans une espèce de machine qui faisait un bruit monstre en me demandant de ne surtout pas bouger. Le temps m'a paru incroyablement long et je ne pensais qu'une chose : serrer mon bébé dans mes bras. Finalement, j'ai entendu un cri...
Et j'ai compris qu'Arielle était enfin née.
Comment décrire les émotions qui m'ont traversée au moment où je l'ai soulevée dans mes bras ? J'étais à la fois heureuse, soulagée, fière, et paradoxalement j'ai ressenti une peur telle que je n'en avais jamais ressentie. Sera-t-elle heureuse ? Serai-je à la hauteur ? Aura-t-elle une belle vie ? Comment être sûre qu'il ne lui arrive jamais rien de mal ?
"Bonjour, Arielle.", j'ai murmurré, "Je suis ta Maman. Oui, ta Maman rien qu'à toi. On va être bien, toutes les deux, tu verras. Je te promets de faire de mon mieux."
Don m'avait attendue dans la voiture. Il a insisté pour nous raccompagner Arielle et moi sans toutefois oser jeter le moindre regard à sa fille. Par peur, peut-être, ou par honte. Ce qui est sûr c'est qu'il était ému, certainement plus que ce qu'il avait imaginé. Quoi qu'il en soit, dans l'euphorie du moment, j'ai été prise de compassion. Je suis faible, pas vrai ?
"Entre. Je crois qu'on a des choses à se dire", je lui ai glissé en lui collant un bisou sur la joue.
Après un long et lourd silence (j'étais décidée à le laisser s'exprimer le premier), Don a enfin pris la parole.
"Arielle, hein ?"
"Arielle.", j'ai dit avec un sourire. Le silence a repris sa place initiale avant que, de nouveau, Don ne décide de le rompre.
"Je... suis sincèrement désolé. Je n'ai jamais eu de relation sérieuse avant toi et tu sais, l'engagement, c'est un truc qui me fout la trouille. Alors quand tu m'as annoncé que tu... Enfin... Tu vois. J'ai paniqué. Je me suis dit que je n'avais qu'à mettre cette histoire sous le tapis, ne plus y penser, ne plus t'appeler, ne plus te voir, comme si ça pouvait te faire disparaître. Je ne savais pas quoi faire de tout ça. De toi. J'aurais juste voulu que... Tout s'efface."
Je n'ai pu réprimer une expression entre tristesse et colère ; ses mots étaient douloureux à entendre.
"Pardon, je sais que c'est horrible. Mais je tiens à te dire la vérité, Alma. Parce que tu... t'as pas idée de la honte que je ressens à l'idée de t'avoir abandonnée pendant tous ces mois. J'ai jamais rien fait d'aussi minable de toute ma vie. Et j'ai aucun moyen de me faire pardonner. Mais je veux essayer de... Je ne sais pas, réparer ce qui peut l'être ?"
Il avait un regard qui paraissait sincère et parlait doucement, de manière articulée malgré ses quelques hésitations. Et j'ai senti tout au fond de moi renaître un espoir, naïf sans doute, que je pensais définitivement tari. Je voulais, je veux toujours, une famille pour Arielle. Pour moi aussi. Je n'étais pas sûre que c'est ce que Don avait en tête mais j'ai soudain eu le sentiment de pouvoir tout arranger et l'aider à passer outre ses réticences.
"Ecoute, j'ai pas besoin de te dire à quel point tu as merdé, pas vrai ? Tu l'as admis toi-même, c'était minable et lâche, et tu as l'air d'en avoir conscience. Ca ne rattrape rien mais c'est déjà ça. Alors si ta démarche est sincère, si tu veux vraiment essayer de réparer ce qui peut l'être, c'est... d'accord. On peut essayer. Pour elle."
Son regard s'est empreint d'une lueur particulière.
"Tu le penses vraiment ?"
"Hmhm. D'ailleurs... Tu restes ici, ce soir ?"
Une fois notre fille endormie, Don et moi nous sommes donc retrouvés. Il aurait mérité de dormir sur le canapé, de galérer mille ans avant de pouvoir ne serait-ce que m'effleurer mais toutes ces émotions ont eu raison de ma volonté et possiblement de ma dignité. Quand je vous disais que j'étais faible...